L’interdiction de publicité imposée aux centres de santé est-elle conforme à la réglementation européenne ?
L’interdiction de publicité imposée aux centres de santé est-elle conforme à la réglementation européenne ?
Par deux arrêts du 6 novembre 2019 n° 416948 (concernant la profession de médecin) et n° 420225 (concernant la profession de chirurgien-dentiste), le Conseil d’Etat a considéré à la lumière de la jurisprudence récente de la Cour de Justice de l’Union Européennes (Arrêt Vanderborght, CJUE 4 mai 2017 n°C-339/15 et ordonnance CJUE du 23 octobre 2018 n° C-296/18) que les dispositions du code de déontologie des médecins et des chirurgiens-dentistes (article R.4127-19 du csp pour les médecins, R.4127-215 al 5 et R.4127-215 al 1 du csp pour les chirurgiens-dentistes) qui interdisent de manière générale et absolue toute publicité, étaient contraires à la réglementation européenne (article 56 TFUE et article 8 § 1 de la directive du 8 juin 2000 n°2000/31/CE).
Ces arrêts s’inscrivent dans la lignée du rapport du Conseil d’Etat du 3 mai 2018 qui, au regard de l’arrêt Vanderborght précité, prévoyait déjà une modification de sa position exprimée à l’époque dans sa décision du 4 mai 2016 n° 383548 qui jugeait cette interdiction absolue compatible avec la réglementation européenne (cf. rapport du CE du 3 mai 2018, § 2.1.2 p. 63).
On remarquera que le Conseil d’Etat se borne à déclarer l’interdiction générale et absolue de publicité non conforme à la réglementation européenne.
En effet, il ne s’agit pas de supprimer toute restriction en la matière, puisque la publicité reste soumise au principe directeur énoncé par les articles R. 4127-19 et R. 4127-215 qui prévoient que la médecine ou la profession dentaire « ne doit pas être pratiquée comme un commerce » et aux règles spécifiques qui en découlent propres à certaines communications (plaque, feuille d’ordonnance, annuaires etc.). Ces restrictions restent d’ailleurs conformes à la réglementation européenne (cf. arrêt Vanderborght § 43 et 75).
Mais outre le motif juridique de conformité avec la réglementation européenne, la raison sous-jacente d’un tel assouplissement au profit des praticiens est révélée par le rapport du Conseil d’Etat du 3 mai 2018 qui constatait notamment que les professionnels libéraux indépendants étaient confrontés à une distorsion de concurrence, d’une part, avec certains prestataires de services non soumis au code de déontologie qui échappent donc à l’interdiction de publicité (ex. un prestataire spécialiste du blanchiment dentaire peut faire publicité de son activité contrairement à un chirurgien-dentiste pratiquant également le blanchiment) et, d’autre part, avec certains de leurs confrères qui profitent indirectement de la publicité réalisée par les structures non soumises au code de déontologie dans lesquelles ils exercent (ex. les centres de santé).
Face à ce constat la Cour de Cassation avait déjà apporté son soutien aux professionnels libéraux indépendants dans une affaire opposant l’ordre des chirurgiens-dentistes et un centre de santé dentaire en considérant en substance que, même si les centres de santé ne sont pas soumis au code de déontologie, le recours par ces derniers à des procédés publicitaires interdits par ledit code constituait des actes de concurrence déloyale à l’encontre des praticiens libéraux indépendants (Cass. 1e civ., 26 avril 2017, centre de santé dentaire Addentis, n° 16-14036).
A la suite de cet arrêt, l’exécutif est venu également apporter son soutien aux professionnels libéraux indépendants face au développement très dynamique des centres de santé dans le secteur du soin dentaire, tels que les groupes DENTA SMILE, DENTEGO, MEDIDENT, DENTELIA, DENTIFREE, ou dans une moindre mesure COSEM, ADDENTIS ou DENTELIA.
En effet, par l’ordonnance n° 2018-17 du 12 janvier 2018 il a été précisé à l’article L.6323-1-9 csp que « toute forme de publicité en faveur des centres de santé est interdite ».
On observe ici l’emploi conjugué de deux moyens afin de rééquilibrer la distorsion de concurrence ; l’un coercitif, issu de l’ordonnance de 2018 et dans une certaine mesure de la jurisprudence de la Cour de Cassation, consistant à interdire la publicité aux centres de santé, l’autre libéral, adopté par la CJUE puis le Conseil d’Etat, visant à assouplir l’interdiction de publicité des professionnels libéraux.
Si l’on peut comprendre les motifs de l’ordonnance du 12 janvier 2018, il reste que l’interdiction générale et absolue de publicité qu’elle introduit à l’encontre des centres de santé est contredite par la jurisprudence susvisée de la CJUE et du Conseil d’Etat intervenue postérieurement.
Dès lors, l’interdiction totale de publicité imposée aux centres de santé est fragilisée par cette jurisprudence, à moins qu’il soit démontré que cette interdiction « poursuit un objectif d’intérêt général, propre à garantir la réalisation de celui-ci et qu’elle n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi » (selon la jurisprudence bien établie de la CJUE : cf. arrêt Vanderborght § 65 ; arrêt du 12 septembre 2013, Konstantinides, C-475/11 § 50 ; arrêt du 16 avril 2013, Las, C‑202/11 § 23)
Il sera évidemment de l’intérêt des centres de santé de tenter de faire juger contraire au droit communautaire l’interdiction totale de publicité qu’ils subissent, et amener les pouvoirs publics à assouplir le texte français.
Musset Avocats – 15 mars 2020 Henri Moulière